Histoires de transmissions
« Si on a l’opportunité de céder son exploitation, de la transmettre à quelqu’un, faut pas hésiter car c’est tellement inespéré, y’a pas beaucoup de candidats. Mon repreneur il reprend les bâtiments. Peut-être qu’il voudra aussi la maison mais je lui céderai en location car la maison de mes parents, je vais pas la vendre. Ça me ferait trop de mal, ça c’est le patrimoine familial.
Toute ma vie, j’ai vu cette maison, j’ai vu ces prés en me disant « c’est à moi, c’est là que je suis né ».
Je suis pas prêt à vendre et à me dire, « c’est plus à moi ».
Donc je vends que l’outil de travail, les bêtes, les bâtiments, le matériel.
Ça fait 60 ans que je traîne mes guêtres ici.
Le chêne devant l’entrée de la ferme, je le vends pas, je peux pas, c’est mon arbre, celui de mes parents, de mes grands-parents. Il faut que je le garde. Je vais faire passer un géomètre pour qu’il change le tracé de ce que je vends. Il faut que je garde cet arbre, il m’a vu grandir et bosser comme un taré. »
Frédéric, éleveur Bovin, Brionnais
Histoires de transmissions est un projet social et artistique, basé sur des rencontres, des échanges de paroles et d’expériences avec des agriculteurs en âge du départ à la retraite installés en Saône et Loire et se confrontant à la difficile question de trouver un ou des repreneurs.
Les objectifs de ce projet sont d'accompagner sur une certaine durée et de manière intime des familles durant ce passage complexe d'une époque vers une autre, de faire connaître leurs situations à la société toute entière, d'aider les autres agriculteurs qui devront d'ici quelques temps prendre ce même chemin de décisions, et de participer de manière artistique et créative à la prise en compte de cette problématique contemporaine, cruciale pour notre territoire. De manière plus large, ce projet s'inscrit dans la nécessité de rendre compte des changements que traverse le monde rural. Et ils sont nombreux, complexes, enchevêtrés, au carrefour de l’intime, du familial, de l’économique, du foncier, du paysage et de l’aménagement du territoire, de l’écologie, des besoins alimentaires et des changements de consommation et des changements sociaux.
Ce projet est mené par Valérie Gaudissart, cinéaste et médiatrice artistique et Lucie Moraillon, photographe, toutes deux installées dans le Clunysois depuis de nombreuses années, engagées artistiquement et socialement dans leur territoire rural, et sensibilisées à la question de la transformation du monde rural.
Ce projet innovant va se déployer en plusieurs étapes et sur une temporalité assez étendue, sur deux ans. Il va réunir un travail photographique, des expositions, des recueils de témoignages, un travail d’écriture, la réalisation d’un film documentaire photographique, et un cycle de projections et de rencontres sur notre territoire et au-delà.
La transmission des biens, des terres, des traditions agricoles n’est pas une problématique nouvelle dans le sens où elle a toujours été cruciale dans les familles rurales et leur lignée. Mais aujourd’hui, du fait des changements sociaux, des crises économiques, sanitaires, des remises en cause des méthodes de travail et d’exploitation, de ce qu’on appelle aussi le «agribashing», la transmission est devenue encore plus complexe et parfois plus douloureuse. Cette transmission s’inscrit aussi dans un contexte de forts départs à la retraite des éleveurs dans les années à venir et de peu de candidats en capacité de reprendre les exploitations. Il va donc se passer dans les années qui viennent une autre problématique, qui est celle de la conservation des fermes, ou de leur transformation et avec elle de la transformation des paysages, et d’une culture rurale.
Une donnée très importante des départs en retraite et des cessions agricoles tient aussi au fait que les repreneurs en grande majorité ne sont plus issus de la famille mais viennent de l’extérieur. Les enfants reprennent rarement l’exploitation parentale. C’est une nouvelle donne et elle ajoute des questionnements, des regrets, des complexités au départ à la retraite.
Il existe aussi maintenant une autre façon de quitter sa ferme, c’est celle de la reconversion. Nous nous intéresserons aussi à cette situation qui tend elle aussi à se généraliser. Des agriculteurs décident (ou parfois n’ont pas le choix) d’arrêter leur exploitation et partent vers une autre vie professionnelle. Mais là aussi, il faut trouver repreneur.
Par des recueils et des enregistrements de témoignages, et par un travail photographique et filmique, le projet va permettre d’aller visiter des questions complexes et enchevêtrées:
- Qu’est-ce que cela fait vivre au sein des familles et des êtres, au sein de plusieurs générations concernées d’abandonner le métier, le patrimoine, l’héritage ? De séparer de ce que l’on a reçu en héritage ? De rompre une tradition familiale ?
- Qu’est-ce que cela fait vivre aux enfants de décider de ne pas reprendre l’héritage des parents ? Et qu’est-ce que cela fait vivre aux parents ?
- Qu’est-ce qu’on transmet quand cette tradition là ne se transmet plus ? Quand la lignée s’éteint, quand le rêve d’un prolongement, quand une transmission idéalisée se confronte à la réalité des situations, des choix des personnes et des conjonctures ?
- A qui transmettre si la famille ne reprend pas ? Comment quitter la ferme et le lieu de vie de la famille depuis parfois des générations ? Comment quitter son paysage, son cheptel ? Avec des regrets, des déchirures, ou au contraire un mieux être ?
« Histoires de transmissions » va donc donner la parole et donner une voix à des questionnements, rendre compte de parcours et va tenter d’ouvrir un espace de réflexions partagées.
STRESSE
« Mon père a toujours compté sur moi, depuis tout gamin.
Il voulait que je reprenne, il me disait: « Il faut faire la ferme, il faut rester ».
Mon père s’est arrangé pour que je fasse mon service militaire à Dijon pour que je sois là tous les week end. Moi, j’aurais aimé faire autre chose. Quand j’étais au collège, je disais je vais être maçon. Mais je voulais pas décevoir mes parents.
Alors, j’ai repris mais j’ai toujours été stressé. Si je perdais un animal, pendant deux trois jours je parlais plus, je mangeais plus. J’avais toujours peur de pas y arriver. Chaque saison a son stress, quand c’est les foins et qu’il faisait beau, je disais vite vite, faut que je fauche, faut que je fauche, j’en dormais plus.
Combien de fois je suis parti avec la corde, en disant je vais me pendre !
C’était lié à des veaux qui chopaient une maladie et quand t’en as trois ou quatre qui crèvent dans la semaine et que t’as les frais de véto, tu sais que ton bénef il est bouffé pour l’année. Ça veut dire que tu vas travailler une année pour rien.
Mes enfants ils m’ont vu quand j’étais comme ça.
C’était pas une vie très agréable.
J’aurais été ouvrier, j’aurais pas eu ce stress là. C’est pour ça que j’ai pas voulu que mon fils reprenne. Mon fils il est meilleur que moi dans tout. Il était bon à l’école. Maintenant il me dit merci. Alors c’est un ancien stagiaire qui reprend ma ferme. Il est bien.
Mais au fond de moi, j’ai un rêve, que je dis pas. J’ai un petit fils, le fils de ma fille, il a onze ans, faut voir comment il est avec les bêtes ! Il est comme moi, il adore les bêtes. Qu’est-ce qui dit que plus tard, dans vingt ans, c’est pas lui qui reprendrait ? Et que tout reviendrait dans la famille ? Peut-être que je serai plus là pour le voir mais ça me fait du bien de penser à ça. »
Michel, éleveur bovin, Clunisois
LA SOLITUDE
« L’élevage, c’est de la présence. Et j’ai tout le temps travaillé seul. Tout seul.
Je me suis senti tout le temps tout seul. Dans les coins de pré des après-midi à tourner avec le tracteur, l’hiver à l’étable.
Rivé à mon truc. À deux heures du matin, tout seul dans la stabulation.
Ah pour avoir le temps de penser, ça on a le temps de penser.
Et le soir, la compta et les papiers, tout le temps tout seul.
Donc tout était de ma faute, de ma responsabilité.
J’avais des emprunts sur le dos dès 20 ans, j’en ai passé des nuits à tourner dans le lit.
La solitude, ça, j’ai pas aimé.
Avant les corvées étaient partagés.
Maintenant les travaux se font tout seuls, et les gens s’arrêtent plus pour causer.
Les tracteurs passent, on se fait signe, c’est tout. Faut pas trop compter sur les autres, quand on a des emmerdes, on les prend sur soi, point barre. J’ai eu des mauvaises années.
On nous dit, vous avez de la chance vous êtes tout le temps dans la nature, mais dès fois la nature, elle nous gâte pas beaucoup !
Je sais même pas si je vais réussir à transmettre mon exploitation.
C’est des soucis jusqu’au bout.
J’ai normalement un repreneur, mais le jeune doit faire une formation, puis y’a une étude prévisionnelle faite par des techniciens.
J’ai prévu de vendre les bêtes à la fin de l’année, mais si on me dit, le gars peut pas reprendre, je fais comment ? Je prends pas ma retraite ? Mais j’ai pas mis mes vaches à la reproduction, alors je fais quoi ?
L’incertitude totale, comme toujours.
Je peux pas me dire, c’est la retraite, c’est la fête ! »
Frédéric, éleveur bovin, Brionnais
Projet soutenu par la MSA, début mars 2022.